mardi 22 juin 2010

Haïti/Politique/Marc Bazin vu par Gérard Bissainthe

Source: vinoush, juedi 17 juin 2010, 22h 24min 54s
UNE PAGE D’HISTOIRE QUI SE TOURNE


Marc Bazin nous a quittés

par Gérard Bissainthe

Il s’appelait Marc Bazin.
Nous l'appelions tous Marco; il n'y en avait pas deux.

Nous, c'est ce que j'appelle le "groupe de Paris", comme j’aime à designer ces Haïtiens qui ont fait leurs études dans la Ville Lumière dans les années 1950-1960. Ils avaient en commun d'avoir été dans ce haut lieu de la pensée occidentale en ces temps de l'après-guerre pendant lesquels le monde se refaisait, repartait sur de nouvelles bases. Qui n'a pas connu Paris en ces temps-là n'a pas connu Paris. C’était le temps des Français qui avaient nom De Gaulle, Mitterrand, Sartre, Camus, Aron, Senghor, Césaire, Alioune Diop, Cheik Anta Diop, Mauriac, Mounier, les plus grands.

La crème de notre jeunesse y était alors: Jean Claude (de Jacmel), Gérard Gourgues, Leslie Manigat, Marc Bazin (Marco), Max Chancy, Pierre Riché, Edriss Saint-Amand, Jacques Stephen Alexis, René Depestre, Ernst Avin. Une deuxième vague de plus jeunes vint après: Gérard Latortue, ma cousine Micheline Dominique, la sœur de Jean Dominique, René Saint Louis, Marie-Thérèse Valès. J'en passe et des meilleurs.

Je terminais alors mes études de théologie au Grand Scolasticat des Pères du Saint-Esprit à Chevilly-Larue aux portes de Paris avec entre autres Ernst Verdieu, Roger Pereira, Jean-Paul Claude, Pierre Déjean. Je faisais fonction d'aumônier des étudiants haïtiens de France.

Max Chancy, brillant élève du Collège Saint-Martial, qui m'avait confié en 1947 que son rêve était d'être près de moi un grand militant catholique (c’était longtemps avant son engagement dans le communisme), me servait de lien avec la communauté des étudiants haïtiens de Paris. C'est par lui d'abord que je fis la connaissance de la première vague de ceux que j'ai cités plus haut. Ce groupe avait en quelque sorte deux vedettes: Leslie Manigat qui pour tout le monde était Leslie et Marc Bazin que tout le monde appelait Marco, deux hommes issus de deux grandes familles du Nord et qui en tireront toujours des motifs de fierté, même si eux-mêmes vinrent au monde hors du "Grand Nord". Deux hommes, deux profils: Leslie l'universitaire habile à disséquer des idées, Marco déjà le tribun qui aurait pu devenir un autre Emile Saint-Lot, s'il avait eu la veine populiste, mais il ne l'avait pas. Il était plutôt un aristocrate et un technocrate, indifférent aux idéologies, qui rêvait avant tout de gérer, de conduire une voiture politique, peu importe la marque, pourvu qu'il fût au volant.

A Paris je constatais que beaucoup pouvaient en vouloir à Marco pour une raison ou pour une autre; mais au fond tout le monde l'aimait pour sa vitalité, sa chaleur humaine, ce côté "Renaissance Man" qui le faisait aimer les joies de l'existence, son courage aussi: il se racontait qu'on l'avait vu sur le Boul' Mich' au cours d’une manifestation faire le coup de poing aux côtés des étudiants africains.

Après Paris où déjà il croisait le fer avec Leslie Manigat, je le perdis de vue pendant très longtemps. Je devais le retrouver des décennies plus tard, à New York où moi-même j'étais professeur à la City University of New York et lui Directeur dans cette ville du Bureau de la Banque Mondiale, un poste des plus prestigieux. Nous fîmes ensemble, pour ne pas changer, des plans pour "sauver Haïti".

"Sauver Haïti" c'était l'obsession de cette génération haïtienne de l'après-guerre qui restera certainement une des plus brillantes et des plus douées de notre histoire. Elle avait tout pour "sauver Haïti". Si elle n'a pu que poser les bases sans édifier les murs, il y a à cela des raisons complexes que j'analyse longuement ailleurs. Mais je peux porter ce témoignage que Marc Bazin, Marco, voulait sincèrement le salut d’Haïti, la preuve en est qu'il aurait pu, s'il l'avait voulu, réussir à merveille en dehors du pays, comme cela avait déjà été le cas. Mais retourné au pays après la chute de Jean-Claude Duvalier, il m'avait confié que, quoi qu'il arrive, il ne repartirait plus jamais à l'étranger et qu'il finirait ses jours en Haïti.

Il a été très controversé. Je l'ai moi-même parfois combattu sans ménagements; il en fit autant pour moi; car entre lui et moi il y avait le contentieux de la souveraineté nationale. Mais j'ai toujours reconnu sa valeur. Lorsque le Président Nérette insistait pour que j'accepte le poste de Premier Ministre, c'est moi-même qui lui recommandai de faire plutôt appel à Marc Bazin; ce qu'il fit. C'est moi qui annonçai la nouvelle de cette décision à Marco à cinq heures du matin, car il était très matinal comme moi.

J'avoue que je n'avais pas encore bien compris le mécanisme des engrenages de notre machine politique et l'enchevêtrement des pièces de notre puzzle. J’ai mis du temps à le comprendre. Pour moi ce que nous devions faire pour "sauver Haïti" c'est
-d'abord "bondir hors du cercle";
-puis "briser le compas".
Mon idée était d'envoyer Marco à l'attaque pour qu'il déblaie le terrain en "bondissant hors du cercle". Puis une autre équipe serait venue pour "briser le compas", autrement dit: détruire le système en mettant à la place un autre système.

Je ne crois pas que Marco ait agit comme notre soi-disant-Gauche de l'après 1986, dont le fer de lance était constitué de quelques très rares authentiques résistants et surtout d'anciens jean-claudistes, quelques uns sincères, d’autres prétendument repentis et qu'il se soit fait comme eux à l'idée de devenir une marionnette aux mains des "tuteurs de facto" de la communauté internationale. Il s'est passé, à mon avis, autre chose. Comme il avait travaillé dans les réseaux internationaux, qu'on y avait reconnu sa valeur, qu'il y avait occupé des postes clés, il était dans ces réseaux internationaux comme un poisson dans l'eau et il gérait Haïti non comme un indigène, mais comme un cadre étranger. Il se sentait lui-même avec "le Blanc" sur un pied d'égalité, parlait la même langue, avait les mêmes réflexes et finissait, sans le savoir, par défendre les mêmes causes. D'autres compatriotes sont tombés dans le même panneau. Marc Bazin pratiquait une "gestion externe" d'Haïti, celle qui nous avait jusqu'ici plongés dans tous nos marasmes, au lieu de pratiquer une "gestion interne", celle que je voulais et qui est la seule qui pourra nous sauver.

Je dois dire que longtemps auparavant, lorsque j’étais Ministre de la Culture et de l’Information, Frantz Merceron, ex-Ministre des Finances, avait fait le voyage de Paris à Miami pour venir me dire que c'est moi qui devrais accepter le poste de Premier Ministre et non pas Marc Bazin, car il avait entendu parler de mon projet de propulser Bazin à la Primature. Je crus comprendre qu’entre lui et Marco le torchon avait parfois brûlé. A son grand regret, il ne put me convaincre.

Je dois dire aussi qu’en 1986 revenu en Haïti, après n'avoir jamais trempé dans le duvaliérisme, même dans sa mouture jean-claudiste, sous quelque forme que ce soit, partisan comme je l'ai toujours été d'une solution "nationaliste-souverainiste", je ne voyais pas d'objection à travailler avec les anciens duvaliéristes, pourvu qu'ils fussent ouverts au changement. Je ne pouvais faire la fine bouche: des anciens duvaliéristes il y en avait partout et les pires étaient ceux d'entre eux qui jouaient les purs, après avoir rallié la résistance au petit matin du 7 février 1986. Si l’Ambassadeur de France, /Michel de la Fournière, me présentait au Ministre de la Coopération française, Michel Aurillac en visite en Haïti en 1986 comme un "héros de la résistance haïtienne", je lui faisais remarquer après que les vrais héros étaient morts, que je n’étais qu’un survivant.

Lorsque Marco devint Premier Ministre, la tutelle était déjà programmée. En fait elle l'a été depuis 1986 au moins. La mise sur pied de cette tutelle fut même la vraie mission de moult organisations politiques ou parapolitiques qui germèrent, comme des champignons, avec des fonds étrangers souvent des plus opaques, après le départ de Jean-Claude Duvalier, et qui constituèrent cette nébuleuse qu'on appelait tantôt la "Gauche" et tantôt "le Secteur Démocratique". Beaucoup de dirigeants de cette nébuleuse dont je connaissais tous les tenants et aboutissants, étaient comme les radis "rouges à l'extérieur, blancs à l'intérieur et toujours près de l'assiette au beurre". De ce temps date ma rupture avec bien des membres d’une Gauche chrétienne haïtienne que j'avais en quelque sorte portée sur les fonts baptismaux dans les années 1960 avec le mouvement personnaliste que j'avais lancé à la Bibliothèque des Jeunes et qu'on avait dévoyé pour en faire une soi-disant-Gauche de Grands-Guignols, celle qui écrivait que "le Père Lebrun est une exigence de justice stricte" (je n'invente rien). Cette soi-disant-Gauche détestait Marco, comme elle détestait aussi d'ailleurs Leslie Manigat. Pour cette soi-disant-Gauche avoir de l'esprit était et est toujours une forme de provocation.

La soi-disant-Gauche restera la peste et le choléra de l'après-Duvalier.

"Sé leu on couleuv mouri ou kon'n longeu'l" (c’est lorsqu’une couleuvrfe est morte, que l’on connaît sa longueur). Cela vaut pour Marc Bazin. Mais, il est encore trop tôt pour se mettre à le mesurer. On pourra difficilement le comprendre sans le mettre dans son contexte et sans connaître la nature du terrain sur lequel il évoluait. Lui-même le connaissait-il vraiment? J'en doute. Lorsque j'ai eu, moi, la révélation un jour qu'un des représentant en Haïti d'une grande agence de presse européenne avait émargé pendant tout le règne de Jean-Claude Duvalier et émargeait encore après 1986 au budget de notre Ministère de l'Intérieur, je me suis rendu compte que beaucoup d'éléments-clés de la nature du terrain m'échappaient.

Qu’est-ce qui faisait courir Marco ? Quels étaient ses objectifs ?

Les objectifs de la soi-disant-Gauche étaient et sont la tutelle étrangère, le retour à la colonisation. La Théologie de la Libération version haïtienne n’est pas devenue, comme je l’ai cru à un moment, Théologie de l’Occupation. Elle était dès le départ Théologie de l’Occupation. Sur ce point les objectifs de Marc Bazin ont toujours eu quelque chose d’un peu énigmatique pour moi. S’il avait voulu comme la soi-disant-Gauche créer ou renforcer la tutelle, ces messieurs et dames peu scrupuleux lui auraient offert de partager avec lui le gâteau, qu’il fût américain ou français, c’était si peu leur souci, au lieu de lui livrer une guerre à mort. Si la soi-disant-Gauche détestait aussi bien Bazin que Manigat, c’est que ces deux leaders avaient en commun quelque chose. Quoi? Voilà un beau sujet d’enquête. Peut-être Bazin était-il, Leslie est-il aussi allergiques aux thèses sidérantes pour retardés et débiles des pays du Nord comme des pays du Sud d’un Régis Debray, souverain pontife de cette soi-disant-Gauche. Quand on a été formé en France pendant les années fortes de l’après-guerre, on est vacciné contre les inepties pseudo-scientifiques.

J'ai eu à faire des pieds et des mains, depuis Paris car je suis têtu, pour rapprocher Marc Bazin et Leslie Manigat. Il me semblait qu'ils pouvaient et devaient se compléter. Ce fut toujours en vain. Marco y était ouvert. Leslie a toujours pensé que ce tandem ne marcherait pas.

Marco est et reste un grand de notre vie politique. Il n’a jamais renié Haïti. Résistant aux sirènes étrangères, il a consacré sa vie à cette Haïti qui a fait corps avec lui.

Quelques uns me diront peut-être que si aujourd'hui je semble "donner l'absolution" à Marc Bazin, c'est par une sorte de... déformation professionnelle. Ce qui est vrai c'est qu'aux pires moments de mes dissensions avec lui (et c'est arrivé aussi avec d'autres), je n'ai jamais pu m'empêcher d'éprouver le sentiment que j'avais… charge d'âme et que je devais tout tenter pour le "sauver". Il y a tout un clair-obscur de la politique haïtienne qui échappera toujours au grand public, celui, par exemple, où un Max Chancy, fier meneur du parti communiste haïtien, viendra me dire un jour en 1961 ses doutes ou même son désarroi. Je ne canoniserai pas Marc Bazin, comme je ne canoniserai personne, n’ayant d’ailleurs aucun pouvoir pour ce faire. Mais je lui rendrai la justice de reconnaitre ses qualités, il en eut de grandes, et ses mérites, il en eut de grands. Il est un des fils du pays dont le pays peut être fier.

La mort de Marco crée un grand vide, qu'apparemment rien ne vient combler. Je suis de ceux qui regrettent profondément que cet homme vivant, au verbe chaud, au rire parfois homérique, cultivé, blagueur, goguenard, aimant charnellement son pays, toujours optimiste ne soit plus avec nous.

Je présente à son épouse, à sa famille, à son mouvement le MIDH mes plus sincères condoléances.

Adieu, Marco.

Gérard Bissainthe
17 juin 2010

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